Prologue


Après avoir atterri à Sydney début mars 2017, j'ai amorcé un long voyage en stop pour traverser toute l'Australie d'est en ouest, en longeant la côte méridionale. Le récit qui suit démarre fin avril 2017, à Margaret River, ville située à quelque 300km au sud de Perth, ma destination "finale", et se déroule à Mandurah, dernière étape de ce long périple vers Perth,


Dimanche 30 avril 2017


Depuis mon départ de la côte est, j'ai fait la course avec le soleil. Mi-mars dernier, j'ai déserté Sydney, ses nuages et sa pluie, pour de plus lumineuses contrées direction l'est australien. Puis toujours plus à l'est, plus à l'est, jusqu'à l'océan indien. 

J'ai été prévenue que d'ici quelques semaines, cette merveilleuse côte azure que je longe depuis plus d'un mois maintenant, ressemblera pour l'hiver à la météo la plus déprimante qui soit : un ciel gris à en pleurer, de gros nuages bien lourds, et du matin au soir, de la pluie, de la pluie, de la pluie. Comptez également une vingtaine de degrés en moins. 

Pour quelqu'un qui vit dehors et se nourrit de lumière, autant dire un enfer. 


Je commence à croiser la route d'australiens qui, chaque année, à l'arrivée de cette saison, s'enfuient vers le nord et ses tropiques. 

Ces Australiens sont soit retraités, soit naturellement nomades, libres et "alternatifs". Ils partent soit en itinérant (camping car, caravane, voiture équipée pour le voyage...). Soit rejoignent leur maison d'hiver, "up north". 


Après 5 jours à Margaret River, à profiter de merveilleux soleil, de balades à vélo, de couchers de soleil sur la plage, de randos, de bains, de rencontres, de bons petits repas, de bonnes nuits réparatrices, le tout avec la compagnie dilettante et bonhomme de mon couchsurfeur Paul... Un nuage pointe son nez et les prévisions m'annoncent que l'été se termine. C'est le moment de lever le camp. 


Avant d'arriver à Perth, je vise la ville de Mandurah. Là-bas vivent Don et Roberta, les parents de Joan et grands-parents de Zephyr, Xyres et Ronnie, chez qui j'ai passé une semaine en wwoofing dans une ferme bio située entre Walpole et Denmark. La famille Glenister fait partie des gens que je considère réciproquement comme ma famille. Il me tarde d'en revoir un échantillon. 


Margaret River m'avait été décrit depuis le début comme le "Byron Bay de la côte est". Comprendre "le spot hippie / veggie / écolo friendly de la côte est". Par-delà les étiquettes, Margaret River a surtout été le premier endroit de toute l'Australie où faire du stop a été aussi EASY (en dehors de mon épique trajet en stop en pleine nuit, qui fera l'objet d'un article à part entière.)


Quitter Margaret River s'avère ainsi simple comme bonjour. Et je décolle la fleur aux dents, pile poil entre deux averses. 

Je suis d'abord déposée par un nouvel ami rencontré via Couchsurfing à l'extérieur de la ville. Au bout de 5min, je suis prise. Et au bout de pas moins de 6 différents trajets, mes derniers chauffeurs me déposent devant la maisonnette de Roberta et Don. 


A la ferme, chez leur fille, Joan, c'était très spartiate, bordélique, un peu cracra et très encombré. J'étais la seule à avoir "ma" chambre, une pièce sombre et mal isolée. Joan et ses trois fils dormant dans le salon, les uns avec les autres, les uns sur les autres, répartis dans deux lits, autour du poêle. 

Les placards et le frigo y étaient remplis de délicieuses victuailles, majoritairement bios, d'épices et de sauces nombreuses et délicieuses, de produits frais, bruts et non raffinés.

Il n'y avait pas de gâchis, de suremballage, de cochonneries pleines de sucre, d'huile ni de gluten. Pas de sodas, pas de mauvais chocolats. Pas de bonbons, de snacks. 

Pas non plus de shampoings et gels douches affreusement composés. 

Il y avait du tri sélectif, du compost, un grand et magnifique jardin potager.

Il y avait un gros poêle mais pas de télé. Beaucoup de livres mais aucun magasines à la con. 

Grâce à quoi malgré l'absence de soleil pendant la semaine passez chez Joan, je me suis sentie "comme à la maison". 


Chez Roberta, la grand-mère, je découvre un insolent contraire. 

Je pénètre dans une maison toute proprette et coquette, sortant tout droit d'un "Côté Sud" : parfaitement décorée, fleurie, rangée. Rien ne dépasse ! La cuisine est suréquipée, le salon est classe, la salle à manger élégante, la moquette si moelleuse qu'on pourrait dormir dessus. 

Ma chambre... digne d'une chambre d'hôte à 200€ la nuit. Un lit qui fait sans doute 5 fois mon épaisseur, une énorme couette, six coussins, deux tables de nuit avec une tablette et un verre d'eau, un petit bouquet de fleurs de chaque côté...

À l'étage, une terrasse offre une vue imprenable sur... des quartiers chics à perte de vue. 


Au sol, un ridicule petit espace vert tient lieu de jardin. Pas grand chose n'y pousse, sinon quelques plantes ornementale dont certaines un peu kitch, et aucun comestible. 

Les placards regorgent de cochonneries industrielles suremballées et surconcentrées en sucre blanc, en farine blanche, en gluten, en graisses, en additifs et autres saloperies. 

Idem pour les placards de la salle de bain : SLS, Paraben, Flagrance et compagnie sur tous les produits. 

Tous les placards débordent, notamment de produits périmés, alimentaires comme cosmétiques. Alors même qu'il y a de quoi nourrir une fratrie pendant deux semaines, en l'espace de trois jours, Roberta part 2 fois faire les courses... et finit par jeter bien sûr des denrées à la poubelle... je suis tristesse. 

Bien entendu, il n'y a pas de compost. Il n'y a pas vraiment de tri sélectif non plus. 


Il n'y a pas beaucoup de livres sinon des romans débiles ; Roberta n'écoute pas de musique car elle dit ne "pas avoir le temps". Il y a des magazines people dans le salon, qui est en permanence pollué par la chaîne d'info en continu et ses mauvaises nouvelles. 

Malgré la présence de mon amie Roberta, je finis vite par sentir l'urgence de prendre la poudre d'escampette, et emprunte bientôt le vélo de Don pour passer la journée dehors. 


La maison est située dans une zone résidentielle localisée à moins de 100km au sud de Perth. Cet endroit était encore vierge jusqu'à l'arrivée des promoteurs et de leurs bétonneuses il y a à peine quelques dizaines d'années. Depuis, les appartements, maisons, villas et palaces de luxe poussent comme des champignons dans une cuisine mal aérée en plein hiver pluvieux.  

Sur la terre... Et sur la mer, de véritables "villages" ont été construits, ainsi que des embarcadères derrière les maisons, permettant aux propriétaires de mouiller leurs différentes embarcations, du petit "motor boat" au gigantesque yatch. 

Du côté des maisons, elles sont véritablement impressionnantes. Et tragiquement vides, la plupart du temps. S'agissant de "maisons de weekend", des ménages fortunés de la côte ouest se partagent à deux, trois ou quatre jusqu'à la bagatelle de 800m2 l'équivalent d'un mois par an... Quel gaspillage...

Les promoteurs continuent avidement de commercialiser de nouveaux lopins, prêts à accueillir de nouveaux millionnaires ayant généralement fait fortune dans les mines ou dans le pétrole.

Dans cette espèce de village artificiel, pas de trace de centre ville. En face de la plage, juste un service de conciergerie de luxe, une boutique de spiritueux et autres alcools, et un restaurant. Et à la sortie de la ville direction Perth, un immense centre commercial avec des dizaines de magasins vendant invariablement de la merde, qu'elle soit supposément comestible, supposément divertissante, supposément soignante, etc. 


Après un grand tour dans Mandurah, je prends le large et avise bientôt un petit spot paisible, parfait pour se reposer : au bord de l'estuaire, sur une petite plage déserte au bord de l'eau je reste des heures à contempler la nature, seule et nue au soleil. 

J'aperçois une tâche rouge au large de l'estuaire, et me mets en tête de nager jusqu'à cette tâche qui doit être une bouée. 

Après une vingtaine de minutes à nager, je me mets à penser à tous ces objectifs qu'on se fixe dans la vie. On y asservit souvent notre satisfaction, notre joie, et parfois même le sens d'une vie. Or, ce voyage m'a prouvé qu'un objectif qui sera atteint n'est pas aussi important que la joie du chemin, l'intelligence de la leçon, la satisfaction d'une initiative, d'un projet, d'un voyage qu'on aura su démarré. 

Je lance un dernier coup d'œil à la bouée qui n'était "plus qu'à" une quinzaine de minutes de nage, et je fais demi-tour. 

J'étais contente d'être partie nager. Mais aussi contente désormais de rentrer. J'ai écouté le désir de l'instant présent. Pas le souhait d'une heure auparavant.


Et je retourne à mon vélo pour rentrer via la côte ouest pour admirer sur le front de mer le coucher de soleil. Sur le chemin du retour, je suis happée par la vision de nageoires dépassant le cour de l'eau du canal. 

Ce sont des dauphins ! Je m'arrête aux côtés des quelques autres chanceux qui étaient là au bon moment, au bon endroit, pour admirer les cabrioles nautiques de quelques dauphins tressaillant de vie et de grâce. 


Mais le soleil est déjà couché depuis un moment, et la lumière a décru vitesse grand V. Je ré-enfourche mon vélo et fonce vers la maison où Roberta m'attend. Elle veut me présenter à ses parents. 

La rencontre est simple et charmante.

Roberta prend grand soin de ses parents, les visitant plusieurs fois par semaine, leur apportant à manger systématiquement pour deux ou trois repas à chaque visite, et les appelant chaque jour. 

Ce couple octagénaire est sympathique et fringant. Ils vivent dans une espèce de "village de vieux" sur protégé avec grille, garde, infirmières à proximité et tout. Ils plaisantent, rient, discutent avec moi simplement, alors même qu'ils frisent les 90 ans !

La relation n'a pas toujours été bonne entre ses parents et Roberta, en particulier lorsque celle-ci, encore "jeune fille" est tombée enceinte de son amoureux alors qu'elle avait 16 ans. 

La décision des parents, brutale et irrévocable, fut terrible : ils "enlevèrent" son bébé à Roberta pour le confier à l'adoption. (Ils surent bien plus tard que le bébé avait été adopté par un couple vivant à des milliers de km de là, sur la côte est australienne.) Quant à Roberta, ils la placèrent dans une maison pour jeunes filles dans son cas. D'après mon amie, un endroit affreux tenu par des bonnes sœurs n'ayant de différent d'une prison que le nom.

Quand les grands-parents ont fini par regretter cette décision, il était bien sûr trop tard. Beaucoup trop tard. 

Il n'est en revanche jamais trop tard pour demander pardon. Pour pardonner. Et pour faire la paix. Et la belle Roberta a pardonné à ses parents. 

Quelques années plus tard, Roberta rencontrait Don, l'épousait, donnait naissance à mon amie Joan, puis adoptait une petite coréenne, à défaut de pouvoir avoir d'autres enfants. 

Un jour, une jeune femme contacta Roberta. Elle allait se marier et avoir un bébé, et elle voulait que sa maman biologique soit de la fête. Elle avait tout fait pour reprendre contact... et, vous l'avez compris, elle venait de la retrouver. 

Quelques mois plus tard, toute la famille de Roberta, y compris ses enfants, son mari Don... et ses parents (!), faisaient le déplacement jusqu'au bout du pays pour aller rencontrer leur sœur / fille / petite-fille. 

Un miracle se produisit. Les deux familles de la mariée (biologique et d'adoption) se sont instantanément liées d'amitié. Et le mariage fut un grand jour pour tous. 

Depuis, la fille aînée, qui appelle Roberta "Mummy", l'appelle plusieurs fois par semaine, et lui a offert ses premiers petits-enfants. L'aînée des petits-enfants a même eu elle-même, très jeune, des enfants. Ce qui a fait de mon amie une arrière-grand-mère-mère, et de ses parents des arrière-arrière-grands-parents !


Mais revenons à mon séjour à Mandurah. Malgré la forte affection que je porte à Roberta, et le confort incroyable de son foyer, je commence dès le second jour à me sentir mal. 

Ce mode de vie est très loin de la nature, plein de gâchis et de "rubbish food", avec la télé tout le temps allumé sur les "rubbish news" (enlèvements, dealers de drogue, télé réalité...). Ça finit par m'affecter le cœur et le moral. 


De plus, j'en suis à la fin de mon voyage de Sydney à Perth. Il ne me reste qu'un petit bout de trajet en stop et je serai arrivée à Perth, ma destination finale. 

Et après ? 

J'approche des cinq mois de voyage et j'ai la peur que plus rien ne m'attend.

C'est le moment du bilan. 

Et du regard dans le rétroviseur. 

Vertige.