Prologue

« A quelque chose, malheur est bon », dit l’adage.

Voilà qui s’est vérifié à tant et tant d’occasions pendant ce voyage !


Le voyage est une métaphore de la vie : une quête d’équilibre qui passe par un subtile mouvement perpétuel.


Vous avez remarqué que lorsque le mouvement est interrompu, c’est l’angoisse ? Comment retrouver l’équilibre qu’on avait logé dans tel ou tel mouvement, telle ou telle activité, tel ou tel projet ? Comment supporter un « non » à l’expression de notre mouvement ? Eh oui… le mouvement, c’est l’élan vers notre désir, n’est-ce pas ?

Tant de fois j’ai raté, manqué, foiré, échoué l’un de mes projets. Ce pouvait être :

- rater un train et me retrouver connement sur le quai, désemparée et sans savoir que faire,

- échouer dans la recherche d’un logement, que ce soit en porte à porte ou via couchsurfing, et ne pas savoir où dormir,

- ne pas avoir de réponse de la part d’une ferme en permaculture où je souhaitais faire un wwoofing, et attendre, attendre, attendre, prostrée dans l’inquiétude et le doute,

- ne trouver aucun.e travel mate pendant des semaines et désespérer, attendre, me faire poser des faux plans, perdre du temps, de l’énergie, le goût de la vie,,

- subir une météo dégueulasse pendant des jours qui contraint tout programme et empêche d’aller dehors, et ne pas savoir comment lutter contre la déprime

- ou encore tomber malade à ne plus pouvoir bouger le petit doigt alors que je suis dans les îles paradisiaques du Vanuatu, et avoir l’impression de mourir de frustration…


Systématiquement, j’ai ainsi essayé de faire face à ces épreuves - avec plus ou moins de succès !! : me poser, rester calme, sereine, présente, et surtout attentive à l’opportunité qui pouvait se cacher derrière.


Parfois, c’était une formidable rencontre à la clé, parfois un changement de plan soudain grâce à une proposition ou la réponse tardive à une sollicitation… Et puis parfois, le plus dur, c’était l’occasion de faire une introspection sur ce qui me contraignait à l’inertie, à l’arrêt, à la pause.


Je crois que nous provoquons notre propre réalité, et que si ces situations s’offrent à nous, c’est nous qui les appelons, et qu’elles nous invitent à poser notre attention sur quelque chose, à revoir notre itinéraire, à reconsidérer nos besoins…


Alors je me pose les questions : de quoi ai-je vraiment besoin ? Qu’est-ce qui a été oublié ? Ne serait-ce pas le moment de manifester à quelqu’un mon amitié ? Ou d’écrire pour le blog ? Ou de démarrer enfin ce courrier pour mon grand-père ? Ou de profiter de ma solitude ? Ou de dormir ? … Ou de (re)partir ? 


24 avril 2017


Cela fait quelques jours que je suis chez Joan, maman solo de 3 jeunes garçons (Zephyr, Xyris, Wren) dans sa ferme biologique à Bow Bridge, située le long de la South Coast Highway, et à quelques kilomètres de la côte sud australienne, en pleine forêt.

Et cela fait depuis mon départ d’Albany, une centaine de kilomètres plus à l’est, que je subis la pluie, la pluie, la pluie (vive la forêt !). Oh, je sais que malgré mon grand voyage vers l’ouest australien réputé être pénétré par le froid plus tard que la côte est, nous avançons quand même inexorablement vers l’automne, et après lui, l’hiver.

[C’est marrant, avant de partir pour l’Australie, je ne m’imaginais même pas qu’il y avait un hiver, des saisons, ou même des climats différents, des fuseaux horaires à plusieurs heures de différence…]


Chez Joan, qui n’a rien de directif dans sa façon de gérer mon wwoofing chez elle, je tâche de me rendre utile en prenant des initiatives : je cueille des framboises, je cuisine des repas, je m’occupe des lessives, je promène les garçons, j’allume le feu…

Il fait plutôt frais et humide, les prévisions météo sont catastrophiques et ça ira de toutes façons de mal en pis, alors je songe à partir et poursuivre mon périple pour Perth et la côte ouest. Mon étape suivante sera Margaret River. Mon appli météo indique du soleil en permanence et plusieurs degrés supplémentaires ; de plus, la ville m’a souvent été présentée comme Hippie Town, alors j’ai hâte !


Et puis au milieu d’une semaine de pluie et de gris sur la ferme, une journée de grand beau soleil s’invite enfin. La veille, j’avais anticipé et étudié avec Joan la carte, elle m’avait proposé de me déposer quelques dizaines de kilomètres plus à l’est, profitant d’un trajet qu’elle avait prévu. A pied, je rejoindrais la côte via la petite route perpendiculaire à la South Coast Highway, puis je longerais la côte pendant toute la journée sur une portion du fameux Bibbulmun Track, chemin de randonnée de plus de 1000km rejoignant Albany depuis Perth. Il est prévu que je me débrouille pour rentrer et que je quitterai la ferme le lendemain pour rejoindre en stop Margaret River.


Quand enfin je rejoins la côte au bout de 40 minutes, je suis éblouie et ravie. Le ciel est magnifique, le soleil magique, la côte splendide, le chemin sauvage et désert. Seule sur un sentier ultra isolé sans point d’eau, sans réseau, sans aucun chemin d’accès via la route. Seule. Un bonheur. Je marche, je marche, je marche une quinzaine de kilomètres, en short, torse nue, la peau au soleil. Je ne croise qu’une personne de toute la journée, un randonneur solo qui est parti avec 40 kilos de nourriture sur le dos pour 15 jours de marche.


Plusieurs fois, le chemin redescend des collines ou des dunes vers les plages magnifiques, immenses, désertes, sauvages. Chaque fois, je sens la mer qui m’appelle avec son eau fraîche, belle, revigorante, alors je m’approche, toute en joie. Et puis en atteignant la rive, ma perception change soudainement : la mer qui semblait si calme et accueillante se retrouve terriblement inhospitalière : le sol chute et je sais qu’entre l’endroit où mes orteils sont atteints par les vaguelettes et celui où je serai ensevelie par les violents rouleaux se s’étalent que deux ou trois mètres… Plusieurs fois, je tente, vaillante, d’entrer dans l’eau, mais sentant déjà la violence des courants dans mes mollets, je renonce. Je me sais complètement isolée, et donc vulnérable. Et s’il y a bien une mort qui ne me donne pas envie, c’est la noyade, la mort par la terreur et dans l’effroi… Quelle horreur !


En fin de journée, après avoir marché vite, voire couru parfois, j’aperçois ma destination : le premier endroit peuplé de la côte depuis mon départ le matin, puisque accessible par la route. Étape suivante : me trouver une voiture pour me ramener sur la jonction avec la South Coast Highway, qui ne se trouvera plus qu’à quelques kilomètres à peine de la ferme de Joan.

Je me presse car je ne compte qu’une dizaine de voitures sur le parking qui, déjà, commence à se vider. De plus, la nuit va tomber et il est hors de question de me taper la dizaine de kilomètres de nuit, même si j’ai prévu une lampe frontale au cas où. Et tant pis si je rate le coucher de soleil qui s’annonce déjà splendide.


J’aperçois de loin un type en bottes, jean et polaire rouge, seul, fixant l’horizon depuis le petit promontoire naturel de pierres. Je suis tout de suite attirée par la polaire rouge (ceux qui me connaissent ou me lisent auront deviné pourquoi), alors je m’apprête à le solliciter ; je saute vivement sur les roches noires et brillantes constituant la base de l’amas pierreux, et là… patatras ! En une demi-seconde, j’ai glissé sur la roche trempée et glissante que mon genou s’est explosé violemment sur elle.


A l’intérieur, je hurle de douleur. La douleur est tellement vive que j’ai du mal à garder conscience. Alors je m’efforce de garder les yeux ouverts et je fixe à mon tour l’horizon. Le coucher de soleil démarre, les nuages sont prêts, les lumières commencent à auréoler le ciel, alors comme à chaque fois qu’une épreuve se présente, je profite et comprends. Je bois ma douleur et la noie dans les couleurs.

Quelques minutes plus tard, l’obscurité commence à gagner la plage. Les derniers pélos qui étaient rester admirer le coucher du soleil commencent à s’éloigner. Quant à moi, je reste en contrebas, toujours sonnée, prostrée, patientant jusqu’à ce que je puisse passer outre la douleur. Impossible de mettre mon attention ailleurs pour le moment, alors j’accepte. Et continue de regarder le ciel qui s’éteint doucement.


« How are you going ? »


Une question familière à l’accent australien me sort de ma torpeur. Je me retourne : c’est le type à la polaire rouge !

En quelques secondes, je lui explique ma situation et mon interlocuteur se propose immédiatement de me déposer à bon port.

Comme la douleur est encore trop vive pour que je puisse marcher, on reste là, sur la plage, à faire connaissance tandis que la lumière disparaît.

Je raconte que je vis actuellement dans une ferme bio depuis une semaine et que j’avais prévu de partir pour Margaret River le lendemain ; mon sauveur me répond qu’il s’appelle Alistair, qu’il a une petite quarantaine, qu’il s’est pris quelques jours pour se balader en solo avec son van sur la côte, que sinon il est habituellement chauffeur de bus scolaire à… Margaret River… Où il a prévu de retourner le lendemain matin !

Mes yeux s’écarquillent, c’est une blague ?!

Alistair avait initialement prévu de poser son Van quelque part pour y passer la nuit et de partir le lendemain. Je réfléchis et dis : « what about staying at my friend’s place tonight? I’m sure it’s not a problem if you park your van on her carpark”. “That would be great”, Alistair est ravi, et moi aussi.

Alistair m’aide à rentrer dans son Van sans que j’aie à plier ma jambe et nous partons, après que j’aie reçu la confirmation par Joan que c’était ok pour elle. Quand on arrive à la ferme, je laisse Alistair dans son Van, et m’active en cuisine en clopinant et en préparant le retour de Joan : j’allume le feu, cuisine le dîner, range la pièce à vivre….


Une heure plus tard, Joan est de retour avec les garçons. Et là, coup de théâtre quand Alistair nous rejoint : ils réalisent qu’ils se connaissent ; le papa des enfants, Richie, étant un très bon ami de la compagne d’Alistair, originaire de la région de Joan.

Ma petite maman Joan, plutôt tristoune et désemparée depuis que je la connais, s’illumine. Alistair est un type adorable, bienveillant, gentil, bien élevé, qui a ramené un petit cadeau pour Joan de son Van pour la remercier de son hospitalité, qui s’intéresse à sa vie de maman courageuse, qui lui fait remémorer des souvenirs communs... Nous dînons tous ensemble, les garçons sont exceptionnellement calmes et Joan peut profiter de son invité surprise.


Nous avons convenu avec Alistair de partir le lendemain après le petit-déjeuner que nous prendrons tous ensemble ; je réalise au réveil que mon genou est encore très douloureux et que je ne peux toujours que difficilement déplier comme tendre la jambe. Mais je continue d’être confiante que mon corps se remettra gentiment, à son rythme. Maintenant, je peux vous le dire, mon genou a mis près d’un mois à se remettre de cette chute… Ce qui ne m’a pas empêchée de bouger, oh que non !!


En effet, le lendemain, Alistair me réserve une petite surprise : nous n’avons que 300km à faire, et pourrions tout à fait être à Margaret River avant midi, mais c’était sans compter le mode « slow » d’Alistair que j’épouse avec joie !! (Sa lenteur, pas Alistair ;-) )

Nous roulons doucement et nous arrêtons souvent : ici sur un site historique où un bateau a coulé et dont tout l’équipage avait été rescapé, là sur une plage magnifique, où nous nous promenons, ou encore là au pied d’un arbre kauri très particulier… Les arbres kauris sont de gigantesques et somptueux arbres peuplant la forêt environnante. Ils peuvent atteindre jusqu’à 50m de haut et faire jusqu’à 16m de diamètre. C’est super impressionnant. Il y a même une attraction (payante) qui consiste à marcher sur des passerelles qui joignent les arbres par leurs sommets et qui s’appelle « Valley of the Giants Tree Top Walk ». Mais là où Alistair m’emmène, c’est encore plus impressionnant : sur le tronc d’un arbre kauri haut de plus de 40m ont été plantés d’énormes pieux à l’horizontal et en colimaçon pour former un… escalier jusqu’au sommet de l’arbre !!

Il y a un vague filet de sécurité qui ne sert pas à grand-chose et pas de rampe ; l’espèce d’escalier se monte comme une échelle ou à peu près, c’est sport et spartiate. Moi qui peine à chaque fois à sortir du Van et marche plus ou moins à cloche-pied, vais-je parvenir à grimper ? Je décide que oui, et j’emboîte le pas d’Alistair qui m’encourage.

Je mets du temps, beaucoup de temps. Je dois m’accrocher solidement à mes « trois jambes » et dois me hisser avec les bras pour éviter de prendre appui sur le pied gauche… Mais, une grosse vingtaine de minutes plus tard, les bras un peu tremblants d’avoir été tant sollicités, je parviens enfin à la plateforme d’arrivée, et la vue est… triomphale. Nous dominons toute la forêt.


Il faut savoir que cet édifice n’a pas été conçu initialement pour les touristes mais par les propriétaires terriens soucieux de se protéger des feux de forêt. En effet, un type était préposé à passer la journée en haut de son arbre pour guetter le moindre signe de feu. Lorsqu’il apercevait de la fumée (qu’il fallait apprendre à distinguer des nuages de poussière), il lui fallait collecter et transmettre en vitesse toutes les informations possibles : la localisation, bien sûr, mais aussi la présence de flammes, l’épaisseur de la fumée, la vitesse de propagation, la puissance et l’orientation du vent, etc.


Lorsque nous arrivons enfin à Margaret River, je suis rincée mais ravie. Alistair me dépose chez mon couchsurfeur Paul, avec qui j’avais pris contact depuis déjà une dizaine de jours, et nous nous quittons en nous remerciant pour tous ces beaux moments.


Quand je me couche enfin, le genou toujours endolori, je n’ai pas pensé à le remercier de m’avoir freinée… je le fais aujourd’hui.