Prologue 

Dans l'avion qui m'emmenait de Hong-Kong à Auckland, parmi les dizaines de navets proposés pendant le vol, j'en ai repéré un : Ride, avec une affiche à base de surf. 
Je me sens appelée par le surf : la quête d'équilibre, de justesse et d'ancrage, comme dans l'acroyoga, et puis le challenge physique et sportif, le rv avec soi-même, et bien sûr le contact avec les éléments. Alors j'ai lancé le film. 

Le navet était à la hauteur de mes attentes. Dialogues, scénario et jeux d'acteurs too pourris alors j'ai joué avec l'avance rapide pour aller directement aux scènes qui m'intéressaient : celles de l'apprentissage.  
L'héroïne, une bêcheuse pleine aux as d'une cinquantaine d'années se prétendant excellente nageuse, ne parvient pas à franchir avec sa planche les premières vagues qui se brisent sur la plage, et qui l'empêchent d'aller vers le large. 
Elle demande à son prof d'emmener sa planche au large, étant capable de le suivre en nageant, et de le rejoindre ainsi directement à la seconde étape. 

Le prof lui explique alors... Que dans le surf, le plus dur se situe au début et à la fin : quand il faut rentrer dans le bouillon, puis en sortir. Que le début est assurément le plus difficile, car la mer barre littéralement la route avec ses rouleaux, et elle refoule le surfeur et sa planche jusqu'à épuisement de ce dernier... ou franchissement. 
Cette barrière de vagues délimite l'inside (côté plage) et l'outside (côté mer). Et tout l'enjeu est de rejoindre l'outside.
 
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Il est 18h35, nous sommes mercredi soir, je suis épuisée, amaigrie, déprimée. 

Cela va faire trois jours que je suis arrivée à la seconde étape de mon voyage, un rêve d'étudiante en première année de Sciences de l'information et de la communication à l'université d'Avignon, lorsque j'ai aperçu pour la première fois, par hasard, sur une carte de la Bibliothèque Universitaire, la Nouvelle-Zélande. 

Certes, j'ai pu m'allonger au soleil et dans l'herbe sur un fond musical, en plein centre, à mon arrivée. 

Certes, ma couchsurfeuse est gentille, accueillante, généreuse, elle a le cœur sur la main, on est complètement sur la même longueur d'ondes du point de vue spirituel, de la relation à la nature, etc.

Certes, elle habite au pied d'une station de bus bien desservie, quoiqu'à 30 bonnes minutes du centre.
 
Certes, j'ai ma chambre, indépendante, avec un vrai lit, et une fenêtre donnant sur le jardin. 
Mais pour le reste... les doléances sont longues !

Les ennuis ont vraiment commencé avec la station de bus introuvable - j'ai mis tout bonnement 2h pour la trouver, personne n'étant foutu de me renseigner correctement. J'ai tourné et tourné en rond jusqu'à finalement, au bout de, facile, 6 à 7km à pied et avec tous mes bagages, trouver enfin la station qui avait été déplacée de près de 2km pour cause de travaux... Surprise !

Quand j'arrive chez ma couchsurfeuse, deuxième surprise : je suis bien chez une hippie naturopathe amoureuse des animaux mangeant bio itouitou ; je suis même, dirais-je chez une sorcière guérisseuse, qui vit dans un jardin jungle où elle cultive plein de comestibles, dans une maison où elle prépare et stocke des centaines de fioles avec ses potions à base d'huiles essentielles, de graines de chia, etc. Le rêve, me direz-vous ? 

Eh bien, pas à proprement parler. 
Car le tableau d'Epinal s'arrête là : ma couchsurfeuse vit dans un bordel simplement innommable et dans une saleté indéfinissable. Il y a des affaires partout par terre, comme sur les étagères, tout déborde. Elle, c'est la fée bordelée. 

La salle de bain est une horreur : des araignées partout, une baignoire sabot du siècle dernier, dont le dernier nettoyage doit dater de ma naissance. Curieusement, les WC sont plutôt présentables. Mais tout le reste est épouvantable : fenêtres, miroirs, rideaux de douche... Tout est immonde. 

Dans la cuisine, c'est carrément l'enfer. Pas un objet qu'on ne toucherait sans dégoût : tout est recouvert de crasse, de gras, de poussière, de toiles d'araignées. Pas une surface qui ne soit à passer au kärcher. Pas un plat qui ne soit perclus de résidus issus des repas précédents, la plupart ayant cramé. Toutes les casseroles et plats à four sont à foutre à la poubelle. Draps, rideaux, tapis, doivent faire deux fois leur poids initial du fait de la crasse. La vaisselle jonche par terre sans que cela ne semble lui poser de problème. Le frigo ? Mon Dieu, le frigo........... Eh bien si cette cuisine est l'enfer, ce frigo est le Diable en personne, sans doute.

Quant aux odeurs, ça sent la mort. La mort, vous dis-je. Je ne l'ai pas vue aérée une seule fois son foyer. Tout pue, à commencer par la chienne Gina, qui se gratte tout le temps, laisse des poils partout (oh, il y aurait facilement de quoi remplir un oreiller, que dis-je un oreiller, une couette !). Gina qui d'ailleurs est nourrie notamment aux cadavres congelés, ce qui fait qu'il y a par terre des morceaux de viande recouverts de mouches qui laissent une odeur de charnier impossible. 

Je lutte contre un haut-le-cœur permanent, qui a atteint son paroxysme lorsqu'elle m'a tendue après l'avoir ramassé par terre la planche à découper que je lui réclamais pour émincer l'ail ; planche à découper qui avait atteint un tel niveau de crasse que j'ai dû prendre sur moi pour simplement la prendre, sans gants. 
Depuis 3 jours, je lutte contre l'écoeurement. 

Troisième surprise : pas de wifi ici, je suis comme coincée car il est très compliqué de quitter Auckland sans avoir accès à internet, et depuis 3 jours, c'est la misère pour accéder à des spots de wifi. J'en deviens presque folle. Vérifier les horaires de bus ? Les itinéraires de bus ? Planifier mon voyage ? Répondre sur Couchsurfing ? Demander de l'aide ? Appeler ma famille ? ... :-(((

Quatrième surprise : la météo !!! 
Il y a 2 ans, j'ai vécu comme un véritable traumatisme un séjour au Brésil - gros voyage, s'il en est - à cette exacte période de l'année (soit le tout début de l'été dans cet hémisphère). J'attendais depuis des mois ce voyage au soleil en plein hiver européen. J'avais un furieux appétit de lumière et de chaleur en arrivant à Sao Paulo. Ce que j'ignorais en atterrissant, c'est que le jour de notre arrivée était le dernier d'une longue période de sécheresse qui menaçait carrément les réserves d'eau de la région. Le lendemain de notre arrivée, le ciel se couvrait de gros nuages gris bien lourds qui ne laissaient passer une goutte de lumière et assombrissaient tous les paysages... Et cela dura ainsi jusqu'à mon départ. Une horreur. 
J'ai dû connaître en 16 jours une seule vraie belle journée de grand beau et tous les paysages paradisiaques sont restés barbouillés de gris pendant tout le séjour. Je suis rentrée totalement défaite, le moral terriblement entaché, et durablement traumatisée, comme une dépression saisonnière carabinée, qui me rend addictive au soleil depuis.
 
Deux années plus tard, j'atterris en Nouvelle-Zélande au début de l'été, j'apprends à mon arrivée que le pays souffre depuis plusieurs semaines d'une grosse sécheresse, et dès le lendemain de mon arrivée, le ciel se couvre de nuages qui avalent toute la lumière et toute la chaleur. Et le surlendemain, le ciel est tellement brumeux qu'on n'aperçoit même plus le haut des tours et à peine les bateaux au loin, et surtout il pleut, en continu, toute la journée. Coup sur la tête. 

Cinquième surprise : ma santé. Moi qui suis en forme olympique habituellement, je me sens depuis mon arrivée diminuée, fatiguée, je m'assoupis facilement en journée, y compris dans le bus, ce qui m'a fait rater ma station tout à l'heure ! Et puis j'ai toujours cet espèce de rhume avec le nez encombré depuis 10 jours maintenant. Et enfin, ma dent de sagesse arrachée a laissé derrière elle une cavité dont j'angoisse chaque jour qu'elle s'infecte. 

Dans ce contexte morose, je ne parviens pas vraiment à préparer mon programme, la suite, ma sortie de cette ville, de la ville. Je ne parviens pas à faire les belles rencontres qui viendraient justement construire mon programme. Quand je surfe sur les profils de couchsurfing, je m'aperçois que, de toutes façons, je n'ai aucune envie de rencontres. 

Et puis, last but not least, je ne parviens pas à m'alimenter correctement ; j'ai du mal à prendre de nouvelles habitudes, je jeûne beaucoup (trop), je mange beaucoup trop peu, et j'ai clairement maigri. Cet apm, j'étais tellement affamée que j'ai fini par rentrer dans la première supérette venue où j'ai acheté de la merde dégueu et hors de prix. 5min plus tard, je trouvais enfin des dizaines de restaurants ouverts avec plein de choix délicieux... Je me suis sentie très bête. D'autant qu'un mal de ventre s'est instantanément saisi de mon corps fatigué, après avoir ingéré un hoummous industriel dégueulasse, du pain de mie complet insipide et des chips... Euh délicieuses par contre :-D

Bref. Quand ce mal de ventre démarrait et que les nuages trempés continuaient de descendre et de s'essorer au-dessus de ma pomme. Quand j'ai pompé sur la connexion 3G de mon tél pro à défaut de wifi pour écouter en larmes les petits messages de ma famille, je me suis dit ceci :

Sans doute que je me trouve en plein dans la barrière de vagues : inattendues, violentes, se superposant les unes aux autres sans s'arrêter, éprouvant toute ma force et toute ma volonté. 
Ces vagues ne constituent-elles ni plus ni moins que les obstacles testant ma motivation pour rejoindre l'outside ? 

Évidemment, elles attaquent de partout mais font mal exactement là où l'on est fragile :  et en ce qui me concerne, mon absolu besoin de soleil, de lumière, de chaleur, mon besoin de propreté, mon besoin de repères par rapport à la nourriture.  

Je me rappelle de mon arrivée à Oslo l'année dernière, de cette difficulté que j'avais eue à quitter la ville, sans toutefois me laisser étreindre par l'inquiétude. Je me souviens de ce soulagement quand j'ai ressenti dans toutes mes cellules d'avoir trouvé un plan magnifique grâce à Ola, mon voisin d'avion norvégien avec lequel j'avais sympathisé, qui m'avait emmenée sur une île avec une bande de copains et leurs enfants pendant 3 jours. Je me souviens de cette météo splendide, des plongeons, des balades en bateau.
J'en suis là.

Je suis encore dans l'inside, il faut que je parvienne à passer outre, à me propulser de toutes mes forces au-delà de cette barrière qui semble monstrueuse quand on est dans le jus, et que je parvienne à mobiliser tout de moi pour foncer au large. 

Allez... Je vais y arriver...YALLAH !

Claire
Jeudi 8 décembre 2016